La banque Sophy : un changement de paradigme

 

par

 

P. de RUFFRAY, H. BRISSE et G. GRANDJOUAN

 

décembre 2006

 

1. Un changement de paradigme pour l’écologie végétale en milieu naturel

 

         La banque Sophy apporte non seulement l’inventaire actuellement le plus complet de la flore spontanée en France, elle apporte aussi une nouvelle méthode pour en mesurer la signification écologique. Pour l’inventaire comme pour la méthode, la nouveauté a été rendue possible par le progrès de l’informatique depuis une trentaine d’années. Cette nouveauté est telle qu’on peut parler d’un changement de paradigme pour l’écologie végétale en milieu naturel, à commencer par un changement dans le choix du phénomène écologique initial à mesurer.

 

1.1.         Le paradigme classique, floristique et géographique

 

Auparavant, le phénomène initial inventorié par l’écologie en milieu naturel était la coexistence des plantes dans les mêmes stations. La station était caractérisée par une liste de binômes latins, ainsi que par sa localisation et son environnement physique. Pour montrer l’effet du milieu sur la flore, la comparaison des stations se fondait essentiellement sur la comparaison des listes de binômes. Or, s’il est vrai que deux listes identiques correspondent généralement à deux milieux voisins, nous verrons plus loin que la différence entre deux listes ne mesure pas leur différence écologique, car un binôme n’est pas une mesure du milieu. L’ancien paradigme est donc floristique ; il est également géographique, parce qu’il caractérise prioritairement (et souvent exclusivement) les stations, qu’il considère ces stations comme des échantillons de territoire et qu’il exprime ses résultats par des cartes, qui sont des images facilement intelligibles.

 

1.2.         Un paradigme écologique

 

En revanche, le phénomène initial que mesure le paradigme utilisé par Sophy, ce n’est pas la coexistence des plantes, c’est la dépendance de chaque plante envers un caractère du milieu. La coexistence caractérise la station tandis que la dépendance caractérise la plante. Le paradigme écologique se fonde prioritairement sur la caractérisation des plantes. Rappelons-nous que l’écologie est une branche de la biologie et non de la géographie. Il est logique que son objet principal soit l’entité biologique que constitue une plante. Le critère de dépendance s’applique à toutes les branches de l’écologie. Ainsi, la dépendance d’une plante, mesurée envers le climat permet de caractériser son comportement climatique et de fonder la climatologie des plantes sur une base numérique. Mesurée envers les autres plantes, qui sont alors considérées comme des indices du milieu, la dépendance permet de fonder la socio-écologie, c’est-à-dire une sociologie des plantes ayant une base écologique et numérique. Sur ces deux branches de l’écologie, la phyto-climatologie et la socio-écologie, ce site présente des résultats numériques et graphiques. Il caractérise ainsi des milliers de plantes, une par une, puis groupe par groupe, grâce à une classification qui hiérarchise les phénomènes.

 

Le changement de paradigme provoque une discontinuité entre les résultats de type géographique ou floristique et les résultats plus spécifiquement écologiques. C’est pourquoi il fallait le signaler d’emblée. L’histoire de ce changement permettra de mieux le décrire, avant de présenter les résultats du paradigme écologique.

 

2.         Passage d’un paradigme à l’autre

 

Le développement d'une science ne se fait pas d'une façon linéaire mais plutôt d'une façon discontinue, buissonnante. Comme toutes les sciences, l'écologie végétale a émergé après le développement progressif des autres disciplines de la botanique. Il a fallu tout d'abord décrire et mettre un nom sur chaque être vivant et comprendre les liens qui les unissent. Ce furent le rôle de la nomenclature et de la systématique. Ces êtres vivants, ici nous parlerons des plantes, sont regroupés en communautés végétales, les communautés d’un même type faisant souvent coexister les mêmes espèces et se retrouvant dans des localités différentes.

 

Ce fut le rôle de la biogéographie de les étudier. Les biogéographes remarquèrent que les formations végétales qui se faisaient suite sur un même continent dépendaient des modifications climatiques qui s'y observaient. A une échelle régionale ils observèrent également que les formations végétales analogues se développaient dans des milieux analogues. Certains ont vu dans l'existence de ce lien la possibilité de connaître les milieux à travers la connaissance des plantes. Ce fut le rôle de la phytosociologie de décrire les groupements végétaux et d'indiquer les milieux dans lesquels on pouvait les observer. L'écologie végétale a ensuite pris le relais en vue d’expliquer le lien entre plantes et milieux. A cet effet, elle ajoute aux listes floristiques des phytosociologues la description des milieux et elle cherche à mesurer le lien entre ces deux éléments.

 

Dans chacune des disciplines évoquées, des évolutions puis des changements de paradigmes sont intervenus. En nomenclature, faisant suite aux noms vernaculaires des plantes, différant d'une région à l'autre, d'un pays à l'autre, est venu le temps de la diagnose latine de la plante, puis de la nomenclature binomiale. En systématique botanique, après les classifications artificielles telles celles fondées sur le nombre d'étamines, sont venues les classifications plus naturelles, multicritères. La biogéographie a évolué vers la phytosociologie fondée sur la plus petite unité biogéographique possible, la station, qui permettait une analyse des formations végétales à la fois qualitative et quantitative. L’écologie végétale a vu à son tour la nécessité d’effectuer sa révolution culturelle en procédant à un changement de paradigme. En effet, si l’écologie est bien, notamment, l’étude des relations entre plantes et milieux, curieusement elle omettait de quantifier les comportements écologiques des plantes. Cela provenait en particulier du fait qu’elle faisait suite à la phytosociologie qui privilégiait l’étude du milieu, donc des stations. Pas celle des plantes. Les comportements écologiques des plantes étaient simplement caractérisées par des mots : xérophile, mésophile, eutrophe, nitratophile, halophile, thermophile, calcicole, calcifuge, psammophile, etc. Ellenberg (1970-1992), puis Landolt (1977) produisirent des catalogues écologiques des plantes concernant quelques variables importantes pour la vie des plantes : vis-à-vis de chaque variable, chaque plante était affectée d’une note de 1 à 9 (12). Ces catalogues faisaient, somme toute, le bilan des connaissances écologiques empiriques des botanistes qui ont participé à leur élaboration.

 

3. Influence de l’informatique sur le changement de paradigme

 

Dans les années 70, deux phénomènes allaient faire progresser l’écologie végétale d’une façon décisive. D’une part l’apparition de l’informatique dans les Centres de Recherche et, grâce à elle, la possibilité d’élaborer de véritables banques de données botaniques. Dans les années 80, ces banques de données étaient déjà bien avancées. En France, deux banques de données phytosociologiques avaient été réalisées indépendamment (à Orsay et à Strasbourg), ainsi qu’une banque de données phytoécologiques (à Montpellier). Outre ces réalisations techniques, absolument indispensables, le traitement des données rassemblées faisait l’objet de nombreuses recherches associant généralement des statisticiens.

 

3.1. Le paradigme initial (P1)

 

Le premier point de vue qui prévalait lors de ces traitements était issu directement de la phytosociologie : les plantes d’un relevé suffisent à elles seules à définir le milieu de la station, c’est-à-dire son écologie. Le but recherché par les phytosociologues comme par les écologues était la définition de types de milieu en vue de leur cartographie, un type de milieu étant constitué par un ensemble de relevés phytosociologiques ou phytoécologiques. Pour constituer des types de milieu il suffisait de comparer les relevés d’après leur flore et regrouper les relevés ayant le plus d’espèces en commun. Plus il y avait d'espèces communes, plus les relevés étaient écologiquement similaires disait-on. Mais était-ce bien vrai ? Considérons deux relevés n'ayant aucune espèce en commun. Ils peuvent être soit écologiquement très éloignés, soit au contraire très proches si leurs plantes ont deux à deux la même écologie. Ainsi cette façon de faire (la comparaison des relevés d’après leur flore) confondait des situations opposées, avec de vraies différences et de fausses différences. En outre, les plantes non communes étaient tout simplement ignorées, comme si elles n’avaient aucune importance écologique dans la comparaison des milieux.

 

En phytosociologie, ce paradigme initial utilise directement la banque de données sans définir au préalable l’écologie des plantes. Il se borne à affirmer que les plantes suffisent à elles seules à définir le milieu correspondant à la station. Mais l’ordinateur ne connaissant pas l’écologie des plantes ne peut que se baser sur des noms, qui sont ou ne sont pas identiques.

 

En phytoécologie, les utilisateurs de P1 ajoutent à la banque phytosociologique des données sur le milieu, climats ou analyses de sol. Cependant, la comparaison des stations s’effectuant toujours d’après le nom des plantes, et non d’après leur écologie, les résultats restent imprécis.

 

 3.2. Le nouveau paradigme (P2)

 

Le nouveau paradigme utilise lui-aussi le même type de banque de données que P1, avec lequel, cependant, il commence par définir le comportement écologique des plantes. Celui-ci en principe sera d'autant mieux connu que l'écologie de chaque plante sera mieux cernée, qu’une bonne partie des milieux dans lesquels pousse la plante aura été inventoriée. Cela revient à constituer progressivement une banque de données phytosociologiques incluant tous les relevés et toutes les plantes d’une contrée, dans laquelle chaque relevé est considéré comme un échantillon de milieu. Il devient alors possible de définir le comportement écologique de ces plantes de façon relativement stable et précise, et puis d’en déduire les "milieux" des stations. Le milieu d'une station est alors défini comme l’ensemble des comportements écologiques de ses plantes et il est situé numériquement au centre de gravité des comportements écologiques de ses plantes.

 

Ainsi, P2 définit numériquement deux notions écologiques supplémentaires, tirées néanmoins du même tableau de données utilisé par P1. La première notion est le comportement écologique d’une plante, dont on calcule le tableau des valeurs pour toutes les plantes. La seconde notion est le milieu écologique d’une station, dont on calcule les valeurs pour toutes les stations, ce qui permet de classer les stations d'après leur écologie et non plus d'après leur flore. Il en découle qu’il est possible de comparer des relevés n'ayant aucune espèce en commun puisqu'on les compare d'après leurs milieux. De plus, toutes les plantes du relevés sont utilisées pour définir le milieu et pour le comparer aux autres.

 

3.3. Conséquences du nouveau paradigme

 

La détermination du comportement écologique d’une plante implique de connaître sa répartition dans l’espace des variables choisies. De même que les plantes sont observées directement sur le terrain, les données qui vont servir à définir le comportement écologique de la plante proviennent d’observations directes (et non extraites de cartes), suffisamment proches des plantes. Ce sont soit des postes climatiques situés à proximité des stations, soit des mesures édaphiques effectuées dans la station elle-même, soit même les propres plantes de la station, considérées comme des indices du milieu, car les plantes ne sont-elles pas les meilleurs indices de leurs milieux respectifs, quand on a recensé leurs coexistences sur le terrain dans des milliers de stations ?

 

Pour que les données soient comparables, il faut qu’elles aient la même signification dans toute la banque. Pour la botanique, il faut une référence stable (ici la Flore de P. Fournier), pour les variables climatiques, les seules sources connues de données fiables sur une même période de référence sont les données de la Météorologie Nationale. Pour les données édaphiques, les données doivent être mesurées selon les mêmes protocoles.

 

Pour obtenir la plus grande précision possible lors des traitements à venir, il est nécessaire de conserver toute la précision apportée par les observateurs. En botanique, tenir compte des taxons infraspécifiques et de leur rattachement à une espèce, tenir compte de leur importance dans la station (abondance-dominance). En climatologie, effectuer un calcul pour estimer les données manquantes afin de disposer de séries climatiques complètes et donc comparables. Utiliser toutes les variables importantes pour les plantes, pour chaque mois de l’année, températures du jour, celles de la nuit, précipitations, etc. du moment qu’elles sont complètes, car il faut tenir compte du fait que les plantes d’un pays comme la France n’ont pas nécessairement le même cycle biologique.

 

4. Détermination du lien entre une plante et une variable ou un indice de variable

 

4.1. Principe du calcul

 

La mesure du lien entre l’être vivant et le milieu est une priorité pour l’écologie numérique en milieu naturel. Le lien entre une plante et une variable peut se définir comme la probabilité qu’en présence de la plante sur le terrain on soit aussi en présence de la variable. Somme toute c’est la probabilité que la plante indique la variable.

 

En phytosociologie, ce lien est appelé la fidélité de la plante à l’égard de la variable. C’est pourquoi nous utilisons plus volontiers le terme de fidélité que celui de probabilité. Ceci est valable pour une variable qualitative telle que « calcaire », présent ou absent.

 

Pour une variable quantitative découpée en classes, le lien est la fidélité de la plante à la classe de la variable.

 

Enfin, si on considère le milieu M qui correspond à une plante P, et si on calcule le lien entre une autre plante A et le milieu M, on traite la plante P comme un indice de variable.

 

En phytoclimatologie nous avons utilisé six variables climatiques mensuelles : les températures maximales moyennes et extrêmes, les températures minimales moyennes et extrêmes, les précipitations ainsi que le nombre de jours de pluie, soit 72 variables mensuelles. Pour une variable donnée (par ex. les températures maximales moyennes en janvier, exprimées en dixièmes de degrés) on crée autant de classes qu’il y a de valeurs différentes entre tous les postes de France dans les alentours desquels se trouvent des observations botaniques, soit environ 400 classes, et ceci afin de conserver la précision des mesures.

 

Ceci revient à dire que le comportement climatique d’une plante est caractérisable par 72 x 400 classes de variables soit environ 28.000.

 

En socioécologie, indiquons que le tableau initial des observations des plantes dans les relevés comporte environ 7700 plantes. Le comportement socioécologique d’une plante sera défini par ses liens à l’égard de 7700 indices de variables. Ces nombres importants de liens laissent augurer une grande stabilité écologique à ces définitions numériques.

 

La fidélité FID de la plante P à la variable V (la classe de variable ou l’indice de variable), se calcule ainsi :

 

FID(P,V) = Fréq. (P,V) / Fréq. de P

 

Fréq. (P,V) est la fréquence de la plante P en présence de V ;

Fréq. de P est la fréquence totale de la plante P

 

C’est ce paramètre FID qui est le signe que l’on parle effectivement d’écologie. Un chercheur qui ne viserait pas à quantifier ce lien risquerait fort de tourner le dos à l’écologie et de quantifier tout autre chose que la relation entre plante et milieu.

 

FID est donc un paramètre élémentaire fondamental de l’écologie numérique en milieu naturel.

 

4.2. Conséquences du mode de calcul

 

Il y a deux conséquences principales à ces calculs : la première est la possibilité d’exprimer le comportement écologique des plantes : de façon graphique pour le phytoclimat ou de façon écrite pour la socioécologie. On constitue alors des catalogues de comportements climatiques ou des catalogues socioécologiques. Ces catalogues sont des résumés de façon à faire comprendre ce qui est le plus important pour chaque plante. Mais important n’est pas tout. Le tout, c’est l’ensemble des paramètres écologiques de la plante, c’est lui qui exprime un comportement écologique avec toute la précision permise par les données.

 

La deuxième conséquence concerne la caractérisation des milieux correspondant à chacun des relevés. Pour cela on utilise l’ensemble des valeurs numériques des comportements des plantes du relevé. Le milieu correspondant est situé au centre de gravité des plantes qui y ont été observées. De cette façon, chaque relevé comporte 7700 valeurs de fidélités, tout comme les plantes.

 

Deux relevés, l’un de 10 plantes l’autre de 100 plantes, peuvent avoir exactement la même écologie. La diversité des richesses floristiques des relevés n’est plus un handicap pour leur comparaison.

 

Comme ce procédé autorise la comparaison des relevés qui ont peu ou pas d’espèces en commun, la classification des relevés atteint un degré de généralité que les classifications classiques n’atteignent pas. Celles-ci s’arrêtent généralement au niveau des ‘classes phytosociologiques’, qui sont au nombre de plusieurs dizaines (env. 70). En revanche, la classification proposée met en évidence les facteurs les plus généraux qui différencient les communautés végétales à l’échelle de la France.

 

5. Catalogues des comportements écologiques des plantes

 

5.1. Catalogues socioécologiques

 

Ils comportent deux aspects issus du même tableau carré des fidélités des plantes aux indices de variables. Ce sont d’une part la liste des plantes écologiquement similaires à chacune des 7700 plantes, d’autre part la liste des indices de variables les plus importants pour chaque plante, c’est-à-dire le catalogue des plantes discriminantes.

 

Pour établir la liste des plantes écologiquement similaires on mesure une probabilité de différence entre une plante donnée et tour à tour chacune des 7700 autres. La différence socio-écologique entre deux plantes est une probabilité fondée sur leurs 7700 écarts de fidélités envers les indices de facteurs. Toutefois, un écart est d’autant plus pertinent que les deux fidélités comparées sont plus fortes. En particulier, si ces deux fidélités sont nulles, leur écart a une pertinence nulle. Si on négligeait cette pertinence dans le calcul d’une différence, on rapprocherait deux plantes qui seraient simultanément absentes de mêmes milieux, voire deux plantes situées aux deux extrêmes opposés de la gamme d’un facteur. On retient les 30 plantes présentant les différences les plus faibles rangées par valeurs croissantes. Cette liste s’est avérée utile sur le terrain, comme aide à la détermination de certaines plantes. En effet, deux plantes écologiquement similaires ont des chances de se retrouver ensemble sur le terrain.

 

On peut rechercher dans le comportement d’une plante, la contribution relative d’un indice de variable à son originalité globale. Cette originalité est mesurée par la différence entre le comportement de la plante et celui de l’ensemble des comportements recensés dans la banque (son centre de gravité). La contribution de l’indice de variable à cette différence est appelée pouvoir discriminant, et l’indice de variable correspondant est appelé plante discriminante. La liste des plantes discriminantes peut être arrêtée à la moitié de la différence globale. Fréquemment, une trentaine de plantes suffisent pour atteindre la moitié de cette différence et, par conséquent, à indiquer le milieu qui convient le mieux à une plante. Le catalogue des plantes discriminantes en fait le recensement.

 

5.2. Catalogue phytoclimatique

 

Le catalogue phytoclimatique présente les comportements de près de 2000 espèces (1874 fiches). Un des grands succès de ces calculs phytoclimatiques est la démonstration par l’exemple qu’une plante, (par ex. Ulex europaeus) lorsqu’elle est abondante, indique davantage certaines variables du milieu que lorsqu’elle est présente quelle que soit son abondance. Ce catalogue montre également que (par ex. pour Euphorbia paralios) les variables thermiques du jour et de la nuit ne fonctionnent pas obligatoirement de la même façon. Que pour les plantes « méditerranéennes » la température maximale extrême est souvent mieux indiquée en hiver qu'en été (ex. de Lonicera implexa). Il faut dire que, contrairement à la pratique courante, nous étudions la gamme climatique favorable à une plante, gamme qui est plus stable que les limites où la plante disparaît. Nous caractérisons la partie centrale d’une distribution, celle qui reflète les milieux qui font vivre la plante, et non les parties extrêmes de sa distribution, celles qui reflètent les milieux disparates qui la font disparaître.

 

6. Caractérisation des milieux

 

         L’utilisation conjointe du tableau initial des observations phytosociologiques (7700 plantes x 178.000 relevés) et du tableau des comportements socio-écologiques des plantes (7700 plantes x 7700 indices de variables) génère un nouveau tableau de 178.000 relevés caractérisés par leurs 7700 fidélités moyennes : c’est le tableau caractérisant les 178.000 milieux des relevés.

 

         Le tableau des milieux conduit à deux types d’applications, les unes utilisant directement ce seul tableau, une autre utilisant des données supplémentaires.

 

         6.1. Applications directes

 

         D’une part, les 178.000 milieux peuvent donner lieu à leur classification hiérarchisée, ou bien, le tableau permet d’affecter des relevés à des groupes déjà constitués de façon à répondre à la question suivante : à quel groupement phytosociologique appartient chacun des relevés de la banque ?

 

         D’autre part, le tri des 178.000 fidélités moyennes pour chacun des 7700 indices de variable permet de montrer les gradients des milieux qui leur correspondent, gradients qui sont représentés de façon cartographique. Les cartes font apparaître les stations nouvelles où la plante pourrait se trouver alors qu’elle n’y a pas été observée. Elles font aussi disparaître les stations peu favorables à une plante alors qu’elle y a été effectivement signalée. Ce type de résultat constitue ce que l’on appelle la « flore probable ».

 

         6.2. Autre application

 

         La « réécriture écologique des relevés phytosociologiques » trouve dans le tableau initial des observations, la composition floristique de chaque relevé et, dans le tableau des fidélités moyennes, les indices de variables les plus discriminants qui permettent de ranger les plantes selon cet ordre. L’intersection de ces deux ensembles permet de répartir les listes en trois parts :

-         les plantes discriminantes du relevé ; c’est la flore banale, la plus fidèle et la plus fréquente, que tout botaniste ne manque pas de noter.

-         les plantes non discriminantes du relevé ; c’est la partie de la flore la plus dispersée, peu fidèle ou plus aléatoire. C’est dans ce lot que peuvent se trouver les erreurs de détermination, d’enregistrement et autres « aliens ».

-         les plantes discriminantes absentes du relevé. Cette dernière liste mériterait d’être à nouveau confrontée au terrain pour rechercher des espèces négligées (à cause de la phénologie par ex.) ou mal déterminées. Elle permet aussi de prédire l’apparition de nouvelles plantes en cas de modification de la végétation ou du climat.

 

Cette réécriture constitue également un « contrôle de qualité » des relevés de plantes. La mesure de l’écart entre le milieu du relevé et le comportement écologique de chacune de ses plantes peut montrer les plantes qui s’éloignent trop fortement du milieu ainsi défini.

 

         6.3. Conclusion

 

         Un des buts de cette recherche consistait à caractériser les milieux des relevés. Ce but a été atteint mais il était attendu.

 

         Par contre, ni la réécriture écologique des relevés phytosociologiques ni surtout la flore probable n’étaient inscrites au programme. C’est une des particularités des changements de paradigme que d’obtenir des résultats imprévus.

 

7. Classifications écologiques des plantes et des milieux

 

         NB : les classifications des plantes et des relevés n’ont pas fait l’objet de mises à jour depuis 2002. Le nombre de plantes était alors de 5200 et celui des relevés de 112.000.

 

Les comportements des 5200 plantes mais surtout des 112.000 milieux méritent de faire l’objet de classifications en vue de les résumer. Pour des raisons techniques il a fallu ramener ces effectifs à environ 2500-3000 objets à classer. Par des classifications préliminaires on crée des noyaux de plantes ou de milieux aussi similaires que possible, jusqu’à en avoir le nombre requis. L’effectif d’un noyau est compris entre 1 et 300 (comportements de plantes ou milieux).

 

7.1. Classification des comportements écologiques des plantes

 

En phytogéographie les plantes ayant la même répartition générale constituent ce que l’on appelle classiquement un « élément phytogéographique ». Dans une classification numérique fondée sur les données et les critères de la banque ‘Sophy’, les plantes ayant des comportements similaires constituent ce que nous appelons un ‘phytotype’, en socio-écologie, et un phytotype climatique, ou plus simplement phytoclimat, en phyto-climatologie.

 

7.1.1. Classification socioécologique des plantes

 

La différence utilisée pour mesurer l’écart entre deux comportements est la même que celle utilisée pour définir les espèces écologiquement similaires.

 

La classification construit les phytotypes par agrégations successives. Ceux-ci se présentent de façon hiérarchisée depuis les niveaux de plus fort regroupement jusqu’aux niveaux les plus détaillés. En tenant compte de tous les niveaux hiérarchiques, les phytotypes sont représentés par 404 groupes.

 

Chaque groupe cartographié fait apparaître sa localisation et, parfois, ses gradients écologiques. Ces groupes se chevauchent les uns les autres ce qui explique l'impossibilité pour les méthodes géographiques de les mettre en évidence. Ces groupes sont caractérisés par leurs plantes les plus fréquentes, mais surtout, ils sont distingués de la masse des comportements des plantes par leurs plantes discriminantes.

 

7.1.2. Classification climatiques des plantes

 

Comme nous l’avons vu plus haut, la distance utilisée pour mesurer l’écart entre deux comportements phytoclimatiques est une probabilité de différence fondée sur 28000 différences élémentaires. La classification fait apparaître 210 phytoclimats à 10 niveaux de regroupement.

 

Chaque phytoclimat, outre sa composition floristique, montre sa répartition en faisant apparaître des gradients écologiques (par ex. le groupe n°655 de près de 300 plantes méditerranéennes. Il présente aussi son comportement vis-à-vis du climat pour chaque variable mensuelle. Cadré par rapport à l’ensemble des comportements phytoclimatiques étudiés, il fait ressortir les groupes à positions climatiques relatives « supérieures » (températures ou pluviométrie élevées), « moyennes » (conformes à l’ensemble des observations), ou « inférieures » (températures ou pluviométrie faibles). La répartition annuelle de ces positions fait apparaître les phytoclimats littoraux (positions relatives supérieures en hiver, inférieures en été), les phytoclimats constants, et les phytoclimats continentaux à positions inverses des phytoclimats littoraux (positions relatives supérieures en été, inférieures en hiver). Ils montrent aussi que deux phytoclimats à répartition géographique très similaires peuvent présenter des comportements climatiques différenciés.

 

La concentration du phytoclimat dans la gamme restreinte d’une variable donnée montre l’importance de cette variable pour les plantes du phytoclimat. Cette concentration (inverse de la dispersion) est aussi appelée, valeur indicatrice (VI). Elle peut être tantôt forte (phytoclimats des hautes montagnes des Alpes et Pyrénées), tantôt faible (phytoclimats répartis dans toute la France).

 

7.2. Classification des milieux

 

En phytogéographie, les groupes de stations soumises à des conditions climatiques similaires et abritant des plantes adaptées à ces climats sont appelés « territoires phytogéographiques ». En écologie le regroupement de milieux analogues sont appelés « mésotypes » (types de milieux). En général, les territoires phytogéographiques sont cohérents et contigus. Par contre, les mésotypes peuvent être discontinus ou en mosaïque, mais surtout ils montrent les gradients de l’importance écologique du type. Ci-dessous, nous donnons un aperçu de la classification des milieux « socioécologiques ».

 

Rappelons que nous devions classer 112.000 milieux caractérisés chacun par 5200 fidélités moyennes aux indices de variables. Après avoir regroupé au mieux ces milieux en près de 2600 « noyaux » caractérisés par toujours 5200 fidélités, il fut procédé à leur classification, qui aboutit à un dendrogramme « complet » des milieux, représentée ensuite par une douzaine de dendrogrammes résumés, chaque ligne d’un de ces dendrogrammes représentant un mésotype. Cet ensemble de dendrogrammes résumés montre la hiérarchie des niveaux supérieurs des milieux pour les plantes en France. Chaque mésotype, par exemple n°625, comporte la carte de sa répartition, ses principales caractéristiques numériques, ses plantes discriminantes, sa composition floristique essentielle.

 

Une fois de plus, les cartes montrent des gradients écologiques, les plantes discriminantes évoquent les milieux. Les trois niveaux les plus importants sont commentés. Ils concernent 29 mésotypes.

 

Les mésotypes les plus voisins peuvent également être comparés deux à deux pour aider à comprendre leurs différences.

 

Un des résultats spectaculaires de cette classification, spectaculaire par les effectifs en jeu, met en évidence la variable écologique majeure à l’échelle de la France (variable absente de toutes les synthèses numériques en écologie du milieu naturel, faute de mesures et surtout faute de référence aux plantes comme aux indices de variables les plus généralistes). Cette variable explique la différence entre deux mésotypes « jumeaux » (n°1079 et n°1984) tous deux englobant une grande part des relevés, car ils comprennent respectivement 52.000 et 37.000 relevés, rassemblant 1.630.000 et 1.110.000 observations. Ces deux mésotypes majeurs montrent leur opposition par le fait qu’ils n’ont aucune espèce discriminante en commun alors qu’ils couvrent tous les deux l’ensemble de la France ! La variable oubliée par les traitements numériques des phytosociologues et des écologues est tout simplement la lumière. Aucune classification phytosociologique ou écologique ne commence par séparer ces deux ensembles majeurs. Le premier ensemble correspond aux milieux comportant un maximum de plantes héliophiles, le second correspond aux milieux abritant des plantes sciaphiles (d’ombre). Néanmoins, ce ne sont pas les milieux ouverts et les milieux fermés, parce que les forêts méditerranéennes à chênes verts sont des forêts constituées essentiellement de plantes héliophiles. Dans les successions végétales méditerranéennes, il faut attendre que se développent les forêts à chênes blancs pour voir apparaître les espèces sciaphiles. C’est d’ailleurs ce critère qui peut contribuer à définir ce que l’on appelle les forêts climax.

 

8. Conclusion

 

Il ressort de cet exposé que l’histoire de SOPHY est l’histoire d’un changement de paradigme. Ce changement a été réalisé dans les faits dans le début des années 70. Sa conceptualisation en tant que « changement de paradigme » n’est apparue qu’en 1996.

 

Ce changement, comme dans les autres disciplines, a contribué à répondre à de nombreuses questions, contredire bien des évidences, à faire des prévisions, et même apporter de l’imprévu.

 

Il a montré aussi que la réalisation technique de banques de données biologiques n’était pas une garantie pour l’obtention de résultats scientifiques généraux, précis et stables. Suggérons que les banques de données phyto-écologiques qui se développent en Europe, comme celle de Wageningen pour les données phytosociologiques, ou celle d’Arles pour les données palynologiques, fassent l’examen du paradigme implicite qui est à la base des calculs statistiques encore les plus répandus en écologie, et qu’elles adoptent un nouveau paradigme de type écologique, comme celui qui a fait ses preuves avec la banque Sophy.