De la sérendipité en socio-écologie végétale

 

Marc Gozlan dans le supplément « Science & Techno » du Monde daté du 25 août 2012 a publié un article sur les heureux hasards en médecine. A cette occasion, il a donné la définition du mot « sérendipité » récemment apparu dans les dictionnaires (2012) : la sérendipité est la capacité à faire par hasard, lors d’une recherche, une découverte inattendue et à en saisir la portée (Petit Robert). Cette « découverte inattendue » a été rencontrée par de nombreux chercheurs dans des disciplines scientifiques très différentes. Il en a été de même en socio-écologie végétale dans les années 1994-1995.

 

En effet, alors que la banque SOPHY n’en était qu’à ses débuts (Brisse et al., 1980), il s’agissait, pour ses promoteurs, de vérifier l’intuition selon laquelle il était possible d’introduire l’écologie dans des listes de plantes (les relevés phytosociologiques) au moyen de la caractérisation (ou « étalonnage ») socio-écologique des plantes. Cette caractérisation consistait à calculer la probabilité que le milieu qui convenait à une plante B pouvait convenir aussi à une plante A. La plante B (considérée comme un indice de variable) est l’une des multiples co-occurrentes de la plante A (plus de 1500 en moyenne). Ainsi, dès que l’on eût rassemblé un millier de relevés (1420), chaque plante de cet embryon de banque pût être caractérisée par un millier d’indices de variables (1223) constituant ainsi un « tableau des fidélités des plantes (A) aux indices de variables que sont ces mêmes plantes (B) ». C’est un tableau carré puisque chaque plante joue tour à tour le rôle d’une plante à caractériser (A) ou celui d’un indice de variable (B). Dans ce tableau, les lignes horizontales correspondent aux comportements socio-écologiques des plantes, et les colonnes correspondent à ce que l’on appelle la flore probable. Les fidélités d’une colonne expriment la probabilité de présence du milieu propice à la plante.

 

A l’époque, le tableau des fidélités n’était utilisé que pour caractériser l’écologie des plantes et, dans la foulée, définir les milieux des relevés. Avec cette publication, on pouvait penser que nous avions rempli notre « contrat » qui consistait à proposer une méthodologie destinée à refonder la phytosociologie sur une base numérique. Mais les résultats obtenus étaient tellement satisfaisants que nous continuâmes à rassembler les relevés phytosociologiques (deux centaines de milliers de relevés) élaborés par des centaines de botanistes (plus de 2000) sur toute la France en 80 ans, ces relevés étant une véritable mine d’or pour l’étude de la végétation. Quinze ans plus tard (en 1995), il nous est apparu que l’on pouvait obtenir une nouvelle application à partir du tableau des fidélités par l’utilisation des indices de variables disposés en colonnes. C’était l’avènement de la flore probable.

 

La notion de flore probable n’avait pas été recherchée à tel point que nous avions hésité pour la dénomination de cette application que nous appelions tantôt, « flore possible », « flore potentielle » puis finalement « flore probable ». On pourrait du reste l’appeler désormais « milieux probables pour les plantes ». En tout cas, elle relève de la sérendipité (la fortuité des canadiens), de la découverte inattendue.

 

La flore probable d’une plante considérée a une propriété particulière qui fait qu’aucune de ses observations n’est utilisée pour la cartographier. Ce sont les observations de toutes ses co-occurrentes qui concourent à sa cartographie. La conséquence est que certaines stations dans lesquelles la plante a été dûment observée peuvent ne pas figurer sur la carte correspondante. A l’inverse, de nombreuses stations dans lesquelles la plante n’a pas été observée figurent sur la carte mais, dans tous les cas, les fidélités montrent les gradients écologiques des milieux favorables à la plante. Les valeurs les plus fortes montrent le centre écologique de la plante, ses marges, plus ou moins dispersées, expriment les différentes contraintes auxquelles elle est soumise. D’un autre côté la réécriture écologique des relevés phytosociologiques (de Ruffray et al., 2011), permet de découvrir les plantes qui pourraient se trouver dans chacun des relevés (plantes discriminantes « absentes » du relevé).

 

La flore probable peut avoir des applications pratiques, notamment pour localiser des stations qui pourraient être favorables à une plante menacée. Elle peut montrer également dans quelles directions une plante pourrait se déplacer si les conditions de milieu changeaient suffisamment.

 

En fait, la flore probable est une conséquence du changement de paradigme qui a introduit l’écologie en phytosociologie. Elle est à la base de la banque SOPHY proprement dite, ainsi que de la multitude des résultats qui en découlent. Des développements ultérieurs, tels que la cartographie hiérarchisée de la végétation ou l’utilisation de critères morphologiques des plantes (traits), montreront l’efficacité de cette méthodologie utilisant à la fois, une banque de données de végétation, le changement de paradigme (de Ruffray et al., 2006) et la flore probable (Brisse et al., 1995), car ce sont les éléments les plus à même d’apporter des progrès dans l’étude de la végétation.

 

Bibliographie

 

Brisse H., Grandjouan G., Hoff M. et P. de Ruffray, 1984.- Utilisation d’un critère de l’écologie en phytosociologie. Exemple des forêts alluviales en Alsace. « La végétation des forêts alluviales », 9ème Coll ; Ass. Internat. Phytosoc., Strasbourg, 1980, éd ; Cramer, 543-590.

 

Brisse H., de Ruffray P., Grandjouan G. et M. Hoff, 1995.- The Phytosociological Database « SOPHY » Part I : Calibration of indicator plants, Part II : Socio-ecological classification of the relevés. Proceedings of the 4th International Workshop “European Vegetation Survey”, IAVS, Annali di Botanica, Vol. LIII, Rome (It), 177-190 et 191-223.

 

De Ruffray P., Brisse H. et G. Grandjouan, 2006.- La banque SOPHY : un changement de paradigme. http://sophy.univ-cezanne.fr/paradigme.htm

 

De Ruffray P., Brisse H. et G. Grandjouan, 2011.- Réécriture socio-écologique des relevés phytosociologiques : in Classifica-tion socio-écologique des 200.000 relevés de la banque SOPHY :

http://sophy.univ-cezanne.fr/ECO/RELEVES_TABLEAUX.htm